On se noie dans la douceur des yeux bleus de Fideline. Je ne lui ai pas demandé son âge car on ne demande pas son âge aux dames.
Fideline a connu la Seconde Guerre. C'est elle la première à m'avoir adressé la parole lorsque je me suis assise à côté d'elle à attendre sur le quai de la C de la gare de Saint-Michel Notre-Dame. Intriguée de savoir quel animal je portais dans le sac sur mon dos, un chat ? Non, un rat. Les yeux de Fideline s'attendrissent. Elle commence à lui parler comme à l'un de ses petits enfants. Il semble aussi surpris que moi de sa nouvelle interlocutrice. Les rats, elle en a vu plein : elle a grandi à la ferme.
La première chose frappante est sa ressemblance avec feu ma grand-mère. Non je ne fais aucun transfert, je retrouve le même regard bleu ingénu, même timbre habité, celui des dames à qui on ne la fait pas, et qui se tiennent debout comme elles peuvent dans le chaos parisien. Je me demande comment ce digne petit morceau de chair se débrouille ici. Son corps chétif et ses articulations délicates sont ceux d'un coquelicot qui a poussé sur un bloc d'asphalte au milieu d'une guerre nucléaire. Le chuintement continu des gares agitées, les allées et venues brusques et les conversations téléphoniques gutturales à hauts décibels ne semblent pas la perturber plus que ça. Très vite, elle me confirme que ça n'est pas facile. "Les gens sont méchants". Ses mains habiles tiennent de lourds sacs sur ses genoux. Elle s'est cassée le poignet il y a deux mois. Elle me montre son bandage.
Plusieurs fois, les gens lui ont dit qu'elle n'avait rien à faire ici avec l'épidémie. J'imagine qu'ici signifiait succinctement, au détour d'un commerce ou d'une manifestation dans laquelle la petite fureteuse s'est laissée happée et surprendre.
Elle vit à Étampes et se rend parfois dans le sixième arrondissement de Paris, où elle a vécu. Comme moi, elle ne porte pas de masque. Très vite, Fideline me dit ne pas être vaccinée. Moi non plus, lui répondis-je. Elle est surprise. Je suis surprise qu'elle le soit, c'est elle qui a l'âge de se faire vacciner et donc à moi d'être surprise. Elle semble se sentir moins seule et ravie de cette information.
Je laisse passer le train qui annonce ne pas desservir ma destination sur le tableau de bord et je vois qu'elle non plus ne se lève pas. "Je vais à Sainte-Geneviève-des-Bois" lui dis-je. "C'est pas vrai ? Moi, la station juste après" me répond-t elle. Nous lisons une réjouissance partagée dans nos regards à l'idée de ne pas se quitter de sitôt.
Fideline dans le train parle assez fort, mais étrangement alors que j'ai d'habitude horreur de ça, je ne ressens là aucune gène. Ce qu'elle est n'étouffe pas : vaste et éthérée. Les thèmes abordés emmiélaient le moment, la vie prenait et l'espace croissait sous ses mots. Les cloisons du train quittant Paris s'ouvraient sur les champs de blé de l'horizon. Tantôt en 1980, tantôt dans sa vieille ferme familiale ou rue de Buci, elle conduisait une promenade dans le temps, autour les voyageurs semblaient méditer paisiblement le regard au dehors en l'écoutant.
J'ouvre mon sac pour lui montrer le petit rongeur, qui semble bien être la dernière chose à l'effrayer en ce monde. Il se délecte sous les caresses que je lui porte au crâne, les yeux clos. Elle me demande comment il s'appelle. Gabriel. Comme l'archange, oui. "Tu as un magnifique prénom Gabriel." Elle trouvait que lui, ce n'était pas un rat comme les autres. Tout blanc, propre, petit, angélique. Elle ne l'appellera plus le rat mais Gabriel jusqu'à la fin du voyage.
Ne nous leurrons pas, il n'y a rien de plus, rien de moins chez les personnes âgées que les propriétés de ce qui résiste au temps, la persévérance du pire comme du meilleur. J'ai remarqué que beaucoup de vieux n'écoutent pas. Enfin ils n'écoutent plus, comme s'ils avaient déjà tout entendu. Ils parlent. Beaucoup. Comme sur un promontoire, des planches de théâtre.
Ce n'était pas le cas de Fideline. Les choses qui étaient sûres l'étaient infailliblement. Mais elle se surprenait aussi de ce qui n'avait pas encore été classé selon le protocole, avait eu le temps de se faire un avis sur beaucoup de choses, mais pas encore sur tout. Elle avait les qualités intemporelles des gens curieux. Parlait d'Hitler comme du père Fouettard local que tous les enfants de son âge craignaient à l'époque, le mal oui mais certainement pas une lointaine légende. Savait-t elle jadis qu'il terminerait un jour dans nos livres d'histoire ? Elle utilisait des mots à faire sursauter les précieuses d'aujourd'hui. N'avait pas encore été contaminée par les complexes de notre temps. Je remarque que l'une de ses pupilles était plus grande que l'autre. Curieux. Je me demande comment est-ce possible, et si cela a quelque chose à voir avec l'âge. Il y a deux types de personnes qui nous rassurent : les vieux et les enfants. Les enfants parce qu'ils n'ont pas encore connu le mal, les vieux parce qu'ils l'ont affronté. Ici et maintenant ne s'encombre pas des grandes et philosophiques questions écumeuses de table.
Elle est Catholique mais attention, du bon côté. Nous réalisons que nous nous rendons au même endroit le dimanche. Elle semble de nouveau surprise. Lors de l'échange de nos prénoms, une fois de plus, elle l'est. Je le suis également. Je ne savais pas que l'on pouvait s'appeler Fideline. Elle n'avait jamais entendu mon prénom non plus. Elle s'occupe de six chats sauvages. "Ils ne rentrent pas dans la maison par contre". On s'accorde à dire qu'ils sont sûrement même plus heureux comme ça.
Tout d'un coup, je me balade dans mes souvenirs. Crépite le bruit d'une côtelette de veau baignant dans son jus, l'odeur des pommes dauphines, du camembert à point qui a le pouvoir de nous faire oublier une journée difficile. Ma grand-mère somme le chien Barouf de sortir de la banquette en lui flanquant un coup de pied au derrière. Que peut-t il bien nous arriver dans une maison de vieux ? Aucun abris nucléaire de ce monde n'égale ce degré de sûreté que l'on peut y ressentir. Les vrais problème de la vie, est-ce que l'on souhaite du beurre salé dans nos haricots, le thermostat est-t il est à température ambiante ou mieux vaut-t il faire un feu, est-ce la dame de la météo qui nous ressemble qui va présenter aujourd'hui ? Ces p'tites choses à leur place, la pile de Téléramas, les photos encadrées de toute la dynastie familiale, du dernier bébé gazouillant aux aïeux de nos aïeux, les grands tapis moelleux plein de poils de bêtes.
Le vieux Larousse Médical, le santon brun et écaillé d'un autre siècle tout droit venu d'une petite chapelle de Normandie, les appareils électriques auxquels on ferait mieux de ne jamais toucher au risque d'être à l'origine d'un désarroi généralisé aussi grave que le bug de l'An 2000. Etre appelée par le nom de sa mère par erreur car nous étions les mêmes au même âge.
Nous parlions tellement qu'il était trop tard pour anticiper l'arrivée en gare à Sainte-Géneviève des-Bois. A la bonne franquette comme débarassées des protocoles actuels, aucun échange de contacts sur papier ou sur mobile.
Son visage s'éclaircissait, toutes les dents étaient maintenant visibles.
"Je suis si ravie de vous avoir rencontré. Merci de m'avoir aidé à porter mes sacs" me dit-t elle.
"Vous allez au même endroit que moi le dimanche ? Nous allons bientôt nous revoir alors."
"Oh, je l'espère tant ! A bientôt Attika."
...
"À bientôt".
Et puis me dis-je, lorsque nous nous sommes quittées. Il y en a qui devraient avoir le droit de vivre plus longtemps que les autres. De bénéficier du soin que l'on apporte aux livres sacrés classés au patrimoine de l'humanité, ceux qui ont toujours des choses à nous apprendre. D'être restaurés comme les plus beaux des tableaux que l'on voudrait admirer et questionner le plus longtemps possible. Au patrimoine du souvenir.
Tous les gens ont la même valeur au regard de la Création, mais certainement pas la même densité. Lorsqu'on étudie les gemmes, on apprend que les atomes des cailloux sont plus ou moins rapprochés. Ils ne sont pas aussi denses les uns que les autres.
D'ailleurs c'est bien ça que nous recherchons avec une obsession parfois mal conduite, la densité. Nous achetons des billets pour voir dans des musées des objets qui datent de la même période que nos vieux. Regardons les films datant de la Guerre. Moi je vous dis que les personnes âgées sont encore là elles, et valent tous ces musées. J'espère du plus profond de mon coeur que Fideline ne verra jamais les murs verts sauges des maisons de retraite.
J'aimerais qu'elle puisse continuer à voir fleurir ses hectares défraîchis, trop denses pour les mains d'une seule personne, étendues qui ont repris leur droits au gré des saisons.
Attika Lesire.
Je suis absolument conquise par ce que je viens de lire. Les larmes me sont presque venues, merci pour ce moment.
Salomé
Chère Attika, ton style d'écriture est incroyable, digne des plus grands. Merci d'avoir partagé ce moment et tes idées via ce magnifique texte.
Bien à toi,
Ludivine