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le cinéma-poubelle

Photo du rédacteur: Attika LesireAttika Lesire



Vous pouvez tout à fait lire cet article sans avoir vu les contenus dont je traite, puisqu'il s'agit ici d'une idée, et qu'elle est donc reproductible et valable dans ce que la socioculture contemporaine met à notre disposition.



Il fut un temps où je regardais près d’une production cinématographique par jour.

Et pour cause : je voulais faire du cinéma mon métier. Avec la même force qu’on sort si repu d’un copieux dîner familial qu’on ne souhaite plus manger de sa vie, j’ai un jour éprouvé un haut-le-cœur avec le cinéma. Soyons clair : un jour, j'ai vomi le cinéma.


Pas un film, pas un réalisateur, pas un genre… Le cinéma tout entier.

D’abord à reculons. Très vite, je ne pouvais plus envisager de pénétrer dans une salle et choisir délibérément d’offrir au cinéma toute ma personne tapie dans l’ombre pendant presque deux heures. Je n’ai manifesté aucune résistance : le lien était rompu. Cela a duré quelques années.



J'y reviens. C'est très lent. Quelques films chanceux parviennent à se nicher dans mes heures contemplatives de temps en temps. Spécifiquement, ceux qui me laissent aller vers eux. Ils sont peu nombreux. S’il y a une bien une chose que je déteste chez les films, c’est la manière dont ils vous envahissent lorsqu’ils entrent dans vos vies. Alors je n’ose imaginer les séries…





Jean Gabin


Mais parfois les circonstances choisissent pour vous. C'est en 2020, cette belle année toute ronde que trois milliards d’êtres humains entrent en quarantaine suite à la pandémie que nous connaissons tous. La quarantaine est une suite de négociations entre les moments où l’on continue la course jusqu’à ce l’on s'engouffre, dame le pion, gèle sa fougue, reprenne la course de la productivité et côtoie de nouveau son feu ardent qui veut vivre, qui nous oblige à se façonner à la taille de ses possibles et de ses trouvailles, à la taille de sa maison, de ses instincts, de ses limites et de l’ambiguïté d’une formule juridique rafistolée sur une attestation.


Viennent s’ouvrir comme des fentes sur cette existence restreinte des fenêtres sur le monde d’avant, sur le dehors, des bouquins, ces gens qui nous appellent, ces films qui se poussent pour que vous les choisissiez au milieu d’un catalogue despote aux mille tentacules qui demanderait une vie entière pour tout voir. Vous vous souvenez soudainement pourquoi vous évitiez ce face à face.

Le stupre algorithmique s'agrippe comme il peut à deviner ce que vous aimez, vous sentez bien qu'il ne cherche pas en vous le passager occasionnel mais un junkie supplémentaire.


Ce soir là en tombant face au film Grave de Julia Ducournau je me suis souvenue du petit monde du cinéma parisien qui s'émouvait de ce film français indépendant. Pourquoi pas. Il était là, j'étais là. Pas de détour par un résumé de l’intrigue, la surprise sera totale.

Des films sombres, des films qui donnent un coup de pied dans la fourmilière aux bonnes moeurs, des films qui s’aventurent dans l’impensable, qui font jaillir le sang et les larmes, c’est pléthore, je n’ai pas découvert tout ça ce soir-là. Le Sang des Bêtes m’a brisé le coeur, Salò m’a traumatisé, ou encore Men Behind the Sun…

Non, ce qui m’a marqué était moins le contenu du film -dérangeant- lui même mais dans l’abstinence cinématographique qui l’a précédé. Dépouillée de bande son, de jump-cut, de fondu au noir, d’histoire qui tient en une heure quarante sept.



Il est pourtant naturel de supposer que cet espèce de "recul critique", ce regard particulier que l'on puisse développer en connaisseur des codes du cinéma, c’est un peu comme le vélo : qu’on ne perd jamais le pli. Mais c’est un leurre immense.

Le chercheur Olivier Houdé rappelle que « Les circuits utilisés changent » selon le contenu visuel que l’on met dans notre tête, quantitativement et qualitativement. Beaucoup d’études ont en effet été menées sur les enfants, constatant que ces derniers vont développer des circuits cérébraux spécifiques qui utilisent surtout une zone du cerveau, le cortex préfrontal, pour améliorer la rapidité de décision, en lien avec les émotions, afin de s’adapter aux écrans. Ce schéma de connexions s’établirait en réduisant une autre fonction de cette région du cerveau qui consiste à être capable de prendre du recul par rapport à ses émotions, grâce à un processus, qui commence à être élucidé, de « résistance cognitive.» Cela met des mots sur quelque chose que j’ai bien ressenti : cet observateur intérieur qui était plus présent que jamais. Cet élan à aller me loger dans la tête de celui qui réalise un film. Non pas du réalisateur, non : de la personne. Faire un film n’est pas un acte gratuit. Produire de l'image n'est pas un acte gratuit.

Jean-Pierre Changeux, membre de l’Académie des sciences parle d'une "neuroscience de l'art".


Cela entre en résonance avec le fameux Syndrome de Stendhal, cette drôle de maladie qui se manifesterait par des vertiges, pertes de connaissance, perte du sentiment d’identité et du sens de l’orientation, violentes douleurs à la poitrine, suffocation, tachycardie ; hallucinations, délires, crises de panique, insomnies, angoisses et dépression postérieures. La personne passerait d’un état d’exaltation, de sentiment de toute puissance à des attaques de panique et à la peur de mourir. Cela dû à une « charge » excessive d’œuvres d’art, une résonnance toute particulière entre les « secrets » de l’œuvre et les « traumas » de la personne qui la regarde, bouleversée dans l’équilibre apparent de ses « problèmes » psychiques.



Nous disparaissons de plus en plus au fur et à mesure que nous consommons de l'image, avec, par et au profit de l'image.


Avec du recul, je crois que c'était face à l'impression de disparaître que j'ai cessé ma consommation de films.

Je sais qu'il y a une sommation dans les écoles de cinéma à voir le plus de films possible, sans être bien conscient et donc de pouvoir dire ce que cela coûte à son psychisme et je trouve que c'est une bêtise.

On y gagne en acuité, on élargit sa vue d’ensemble sur le panel de ce qui a déjà été fait en plus d'un siècle, mais on ne mentionne jamais l'encre dont est naturellement pétrie l’image -ou plutôt la capacité plastique du cerveau- qui va par conséquent imprimer une partie d’elle en vous que vous le vouliez ou non. Les images créent en nous des chemins neuronaux.



Grave parle d’une jeune fille surdouée qui intègre une école vétérinaire et devient peu à peu cannibale.

Auparavant, le message d'un film m’intéressait. Cela part déjà d’un allant de soi que le regard doit se porter sur le message à l’intérieur du film. Mais comme j'évoquais dans un post précédent le Médium is message de MacLuhan, la forme cinématographique suffit déjà et trimballe en elle-même la plus grande partie du message de son contenu. Cela peut se mesurer avec les neurosciences comme nous le voyions plus tôt mais ne remplacera jamais l'expérience de la forme elle-même.

Alors si en regardant ce film, j’ai fais l'expérience d'une sublimation, d’érotisation du dévoiement d’une jeune fille sage en cannibale libidinale, eh bien si je l’ai ressenti, je n’ai ni raison ni tort, je l’ai ressenti. Nous ne sommes plus dans l'avis, dans la critique cinématographique, nous sommes dans un simple discernement d'effets, produits par des causes. 

Or, une fois le générique de fin lancé, j’étais les bras ballants. J'attendais un renversement, j'attendais un dénouement qui aurait donné tout son sens à la pénibilité que j'éprouvais en voyant cette jeune fille ainsi se désagréger. Que cette souffrance soit AU SERVICE de quelque chose de vertical, de beau et pas la fin en soit. Qu’est-ce que film veut me montrer de plus que ce que j’ai ressenti de tristesse pour cette jeune fille, d'abattement, de sentiment de gâchis et ce cafard ? Eh bien si j’interrogeais mon for intérieur le plus sincèrement possible : rien. Rien du tout. Je sentais mon énergie réduite en peau de chagrin, qui cherchait par tous les moyens à retrouver un peu de lumière. Il me fallait digérer et puis passer à autre chose. 


Eric Rohmer


Je ne vois pas comment on peut voir cette production comme une critique de la société (?!) tel je l’ai entendu maintes et maintes fois en interrogeant ceux qui avaient également vu Grave, autrement qu'en congédiant cet observateur intérieur qui témoigne de la prise en compte de la forme de l'oeuvre. C'est rajouter un sous texte, une rationalisation de quelque chose qui n'existe juste pas dans le film, et qui vient justifier pour soi une forme de gratuité, car le cerveau a horreur du vide. Il y a un mur qui sépare l’interprétation intellectuelle, le raisonnement qu’on veut bien donner a posteriori d'une oeuvre et ce que la forme transpose avec elle dans l'immédiat, via l'expérience directe qu'elle a sur votre cerveau et pour cause : la plupart du temps, celle-ci nous échappe quasi-intégralement.

C'est d'ailleurs pour cette raison que les sociétés secrètes abondent de moyens pour faire entrer des possibles, des images, des idées dans la tête de leurs disciples afin de leur faire accepter plus tard ce qui faisait jusqu'alors partie du monde de l'indicible chez eux.


Cela me rappelle mes années où je concevais des kimonos et tentais de décrypter l’univers de la mode. Je ne comprenais pas comment un duo comme Fecal Matter ci-dessous (oui, Matières Fécales c’est bien le nom de cette marque), encensé par Vogue, plébiscité avec près de 700 000 suiveurs sur Instagram, pouvait à ce point s’en tirer en interview lorsqu’il expliquait sa démarche artistique de soi disant vilains petits canards. Duo qui, "entre transhumanité et esthétique gothique extrême", contesterait en fait "les diktats de la beauté et de la mode."  




Que ces images vous dérangent ou non vous ne pouvez le contester : c'est graphique, il y a un travail de composition, le traitement de l'image est d'une grande propreté. Il y un véritable esthétisme pour ne pas dire un fétichisme sublimé de la maladie, de la décrépitude, d'un homme bionique. Ce duo je cite selon LAPRESSE+, serait le "reflet d’une nouvelle génération qui refuse de se conformer aux codes imposés par la société". Avec cet "imposé" qui n'est en rien anodin et qui est probablement le terme le plus important ici.

"Imposé", êtes vous vraiment sur de ce que vous avancez ? Ou est-ce un résultat (qui peut sans doute vous déplaire, soit), celui de milliers d'années de sélection naturelle qui a nourri des représentations de la vie, de l'harmonie dans un lien profond et impérissable avec le désir de l'être humain sur sa propre condition ?


La société plutôt que la nature, des codes plutôt que des conditions, nous sommes dans une sémantique purement idéologique.


"C'est le fonctionnement du monde qui donne au beau son fondement, c'est dans ce fonctionnement de rééquilibrage perpétuel et ordonné que le beau puise sa structure. C'est l'organisation de la nature qui assigne des critères objectifs au beau."

Ksenia Milicevic


Le duo déclare ceci : "Nous voulons mettre au défi nos abonnés d’élargir leur esprit. Nous espérons montrer que vous n’avez pas à vivre selon les règles de la société, vous pouvez créer votre propre style de vie et être libre".


Mais encore une fois, si vos interprétations mentales peuvent élaborer ce qu'elles veulent, le cerveau est le premier à répondre, et sous votre seuil de conscience, à ce qui peut nourrir chez lui sérénité, traumatisme, joie, tristesse, douceur, confusion, quiétude, perdition, sécurité, peur, espoir, désoeuvrement...


Ce n’est pas ici un désir de ma part d’une chape de plomb ou de censure de toute cette petite branche « indé » qui fait son beurre sur sa soit disante avant-garde subversive. Déjà car il faudrait les observer une à une, séparément, plutôt que les mettre toutes dans le même sac.

Et en outre, ce serait infantiliser son cerveau et par conséquent ne pas lui permettre cette gymnastique de cerner au plus profond de lui ce qui passe ou non au travers de sa souveraineté.

Je m'interroge sur ce qui est subventionné et j'invite ceux qui me lisent à remettre son petit observateur au centre. Parfois il a besoin de prendre ses distances avec la culture environnante que la saturation ne permet... Un muscle qui s'entretient à merveille et qui vous ne trompera pas si vous en prenez soin. 



Attika Lesire


3 commentaires

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Jesús Alejandro Acevedo
Jesús Alejandro Acevedo
15 Tem 2021

Je suis fier de toi Tik, tes articles sont très complets et chargés en émotion même si je les lis en diagonale ils font réfléchir.

Beğen

Attika Lesire
Attika Lesire
19 Nis 2020

C'est une joie alors s'il a résonné en vous. Merci de me partager ceci.

Beğen

FURNARIUS
19 Nis 2020

Votre article me rappelle beaucoup à moi-même. De bout en bout.

J’ai vécu les mêmes phases, le même dégoût du cinéma, et comme vous, j’y retourne aujourd’hui, confinement oblige. Mais avec, cette fois-ci, une ferme détermination : mettre fin, une bonne fois pour toute, à la grande illusion.


Merci pour ce texte.

Beğen

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